Arpenter les terres dans le Bilâd al-Shâm ottoman : de la parcelle à la propriété (1858-1919)

 

Par Vanessa Gueno, membre du CCMO

Résumé :

À la fin du 19e siècle, Istanbul entreprend l’uniformisation institutionnelle et légale de l’ensemble de ses territoires. Cette note propose d’apporter succinctement quelques éléments de réflexion sur les législations foncières nouvelles et leurs applications provinciales durant cette période de l’histoire ottomane communément nommée le Tanīmāt (ré-organisation). Les concepts fondamentaux de « possession » et de « propriété » sont ici appréhendés au prisme de la province ottomane syrienne (Wilāyat Sūriyya) à travers une lecture des législations centrales, des coutumes locales et de la pratique juridique.

D’après les diverses opérations de recensements de population organisées par Istanbul[1], 80 % de la population de l’Empire vit à la campagne[2]. Quant aux revenus de la Terre, ils constituent la plus grande ressource économique de l’Empire[3]. Les transformations foncières, consécutives au grand mouvement de réformes (Tanẓimāt) engagé par La Porte, représentent donc un tournant décisif pour l’histoire rurale, économique et sociale du Proche Orient contemporain. L’application de ces réformes administratives et légales – sous le règne du Sultan Abd Al-Hamid II – transforme le paysage agraire. Dans le Bilâd al-Shâm ottoman[4], le nouveau régime foncier est appliqué, même si les variantes locales ne laissent que peu de place à la généralisation de l’analyse.

Les bases du nouveau régime foncier

Dans l’espace méditerranéen du XIXe siècle, les normes juridiques sont renouvelées, sécularisées, rationalisées. Les « conditions d’accès à la terre[5] » sont redéfinies ; les usagers doivent s’adapter. Dès 1839, dans son rescrit impérial prononcé de Gul-Hané, le sultan dénonce l’« usage funeste […] des concessions vénales connues sous le nom d’iltizām. »[6] En 1858, le Code des Terres abolit officiellement le système de l’affermage de l’impôt. Ce recueil de lois consacré à la législation des terres domaniales (arāḍī amīriyya), classe les terres en cinq catégories : les terres de pleine propriété (mamlūka), les terres domaniales (amīriyya), les terres biens de mainmortes (mawqūfa), les laissées à l’usage public (matrūka) et les terres mortes (mawāt)[7].

Le droit de possession des exploitants sur les terres domaniales y est consolidé, et la propriété (milk) est réaffirmée. Le Code Civil Ottoman (Mecelle) (1869) – inspiré des législations occidentales[8] – rappelle les principes fondamentaux de la jurisprudence islamique (fiqḥ)[9], détermine les rouages légaux de divers actes (vente, location, gage, cautionnement…) et redéfinit les notions de propriété et de jouissance d’un bien[10]. La Mecelle légifère les terres de pleine propriété.

Enfin, le bureau du cadastre (Defter-i Hakani) puis le ministère du cadastre (Defter-i Hakânî Nezareti) en 1871, chapeaute l’ensemble par l’enregistrement de chaque parcelle quelque soit le statut. Tout bien (habitation, magasin, puit, parcelle) est enregistré au nom des propriétaires sur les daftar-s al-amlāk (registres des propriétés) ou des possesseurs sur les daftar-s al-arāḍī (registres des terres) par les employés du cadastre, village par village. Désormais la possession sans titre est interdite[11]. Pour le sud de la Syrie ottomane, l’opération d’enregistrement (yoklama) débute en 1876[12]. Avec ces opérations cadastres précises et la remise de titre adéquat, Istanbul pouvait collecter les impôts. Les caisses de l’État devaient être renflouées.

Appliquer la loi

Le nouveau régime foncier révèle un système administratif et juridique homogène et sans équivoque. Toutefois, certains articles de loi sont révélateurs des difficultés de l’uniformisation. Directement inspiré la jurisprudence hanéfite[13], l’article 36[14] – de la Mecelle, rappelle que les usages sont considérés valides si ces derniers sont dominants localement. Us et coutumes (‘ada)  ont donc valeur de texte de loi (naṣ)[15]. De nombreux litiges portés devant les tribunaux civils[16] dévoilent une confusion profonde dans la compréhension et l’application des lois à l’échelle locale[17]. Les équivoques des parties prenantes sont surenchéries par la variété des dialectes[18], les nuances des usages d’une même terminologie en fonction des origines des personnes (rural, citadin, fonctionnaire, etc.) et enfin par l’éventail des catégories des terres se superposant les unes aux autres. Lorsqu’un notable désigne ses terres, il utilise le termes de propriété (milk). En revanche, un villageois revendiquant son droit, dit que cette terre est entre ses mains depuis longtemps (bi-yadi-hi min al-qadīm) ou encore qu’elle est à lui (haḏa arḍī).

Désormais, les juges sont chargés d’instruire et de régler les contentieux selon les nouvelles lois impériales mais en restant attentifs à l’usage local. Dans les différents corpus de lois, apparaît une similarité entre les processus d’acquisition et d’aliénabilité des terres. Quelque soit le statut de la terre possédée, des titres de propriété (sanad mulkī) ou possessoire (sanad ṭābū) [19] sont délivrés par les services du cadastre (qalām ṭābū) localement. Pour chaque terre domaniale concédée à un individu, un sanad ṭābū[20] nominatif est délivré. Le droit de possession est établi, l’usufruitier peut vendre son titre[21] et la possession peut être transférée[22] à l’ensemble des collatéraux du défunt[23]. Enfin, une terre amirīyya vacante peut être hypothéquée[24] et vendue aux enchères publiques tout comme les terres de pleine propriété[25]. Quant aux terres mortes (mawāt) une fois défrichées avec l’autorisation des autorités cadastrales locales, la loi en vigueur pour les terres domaniales ensemencées sont applicables[26].

Si l’établissement des sanadāt mulkiyya et des sanadāt ṭābū semble régler définitivement les litiges sur le statut de la parcelle possédée, le droit de transfert du bien (ḥaqq intiqāl) en payant une taxe foncière (ḥaqq al-ṭābū), ravive toutefois les débats sur la nature de la possession[27].

Labilité des lois

La mise en place de cadres bureaucratiques de la réforme engendrent « la ministérialisation des institutions et la multiplication des bureaux »[28]. Dès 1868/69 des bureaux du Cadastre sont installés localement dans chaque wilāyat (province), liwā’ (circonscription) et en 1873-1874 dans les qaḍā (districts). Outre l’enregistrement des terres, le cadastre est aussi en charge des ventes aux enchères publiques des terres vacantes. Les employés du ṭābū sont présents sur le terrain. À Homs, en Syrie centrale, les contentieux portés devant les cours de la justice ottomane, opposant exploitants et notables propriétaires sont des accusations mineures de non-paiement de loyers ou de dettes, mais révèlent en réalité des motifs légaux plus profonds. Les paysans réfutent le paiement du loyer sous prétexte qu’ils sont possesseurs de la terre depuis des générations et fournissent un sanad tābū. Quant aux notables propriétaires, réclamant le montant des loyers, ils finissent par obtenir une délimitation en bonne et due forme de leur biens ainsi que la légalisation de leurs titres de propriété (sanad mulkī) sur des terres domaniales obtenues soit par le biais des ventes aux enchères publiques, soit grâce au renoncement implicite du paysan à revendiquer ces droits d’usufruitier. Ainsi, des accords à l’amiable (sulḥ) acquièrent leur légalisation dans les cours de la justice. Au cours de ces procès, d’autres témoins experts sont convoqués : les chefs de villages (muẖtār), les gens de connaissance des villages (alhal al-khibra) mais aussi des arpenteurs (muḥaddidīn ou masaḥīn)[29].

Localement, les lois sont traduites ; mais elles présentent certainement des traductions variées et des interprétations différentes dues au problème des nuances linguistiques présentes dans une même région. À cela rappelons que, selon le code civil, la coutume (‘ada) et la pratique locale peuvent faire force de loi. La loi nouvelle laisse donc libre cours à une continuité de pratiques légales anciennes. Enfin, les exploitants – même si certains déchiffrent l’arabe –, n’auront sans aucun doute aucun moyen de lire les lois ni en arabe et encore moins en ottoman. Les juristes sont sûrement les seuls à pouvoir accéder aux recueils de lois. Il est également nécessaire de rappeler les difficultés d’accès des employés du nouveau régime foncier dans certaines provinces comme les montagnes du Yémen[30]. Enfin, les réformes furent souvent mal perçues localement non seulement par les notables perdant puissance, privilèges et bénéfices, mais aussi par les paysans qui craignaient l’augmentation des impôts et la conscription[31]. Ainsi se pose la question de l’application des réformes et des garants et bénéficiaires des nouvelles législations.

Bibliographie

Sources :

 Maǧallat (al-), 1305h/1887-1888, (2nd éd.), Constantinople : Maṭbā’ Al-’Uṯmāniyya, 332 p. http://vc.lib.harvard.edu/vc/deliver/ihp/011963102

– Young George, 1904-1906, Corps de droit ottoman. Recueil 
des codes, lois, règlements, ordonnances
 et
 actes les plus importants du droit intérieur, et d’études sur le droit coutumier de l’Empire ottoman, Oxford, Clarendon Press, 6 vol.

-Aristarchi Bey, 1873-1888, Législation Ottomane. Recueil des lois, règlements, ordonnances, traits, capitulations et autres documents officiels de l’Empire ottoman, Constantinople : Frères Nicolaïdes, 7 vol.

Références :

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– Bouquet Olivier, « La Turquie et l’Europe : incarnation de l’État et représentation de la société au XXe siècle, » Presses de Sciences Po (PFNSP) « Critique Internationale », 30 (2006), p. 25-39

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-Georgeon François, 2003, Abdulhamid II le sultan calife, Paris, Fayard.

-Ghazzal Zouhair, 2007, The Grammars of Adjudication. The economics of judicial decision making in fin-de-siècle Ottoman Beirut and Damascus, Damas, Ifpo, 743 p.

– Guéno Vanessa, 2008, Homs durant les dernières décennies ottomanes : les relations ville-campagne à travers les archives locales, Aix-en-Provence : Thèse non publiée Université de Provence.

– Guéno Vanessa, 2013, « Comment trancher la propriété ?  Les usagers et les experts devant les cours de justices locales » in V. Guéno & D. Guignard (éd.), Les acteurs des transformations foncières autour de la Méditerranée au XIXe siècle, Aix-en-Provence, Karthala & MMSH, p. 145-162

– Guéno Vanessa & Guignard Didier, 2013, « Introduction, » in V. Guéno & D. Guignard (éd.), Les acteurs des transformations foncières autour de la Méditerranée au XIXe siècle, Aix-en-Provence, Karthala & MMSH, p. 9-20.

– Inalcık H. & Quataert D., 1994, An Economic and Social History of the Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press.

– Johanssen Baber, 1993, « Coutumes locales et coutumes universelles aux sources des règles juridiques en Droit musulman hanéfite », Annales Islamologiques, 27, p. 29-35

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– Owen Roger, 2000, « Introduction », in Roger Owen (ed.), New Perspectives on Property and Land in the Middle East, Cambridge, HCMES, ix-xxiv.

– Rubin Avi, 2011, Ottoman Nizamiye Courts. Law and Modernity, New York, Palgrave Macmillian.

– Yildirim Seval, 2005, “Aftermath of a Revolution: A Case Study of Turkish Family Law”, Pace International Law Review, 17/2, p. 347-371.

– Minkov Anton, 2000, « Ottoman Tapu Deeds in the Eighteenth and Nineteenth Centuries : Origin, Typology and Diplomatics », Islamic, Law and Society, 7/1, p. 65-101.

Notes

[1] Karpat, 1978.

[2] Inalcık & D. Quataert, 1994, p. 781. Cette estimation peut-être toutefois contestée pour certaines localités de l’Empire. Pour la circonscription (qaḍā’) de Homs à fin XIXe siècle, la part des ruraux est estimée à 60%. Voir V. Guéno, 2008, p. 172-173.

[3] Owen, 2000, p. ix.

[4]  Bosworth, 1998, p. 269-270.

[5] Guéno & Guignard, 2013, 9.

[6] Aristarchi Bey, 1873, vol. II, « Hatti-Scherif », p 9. Lire Mundy & Saumarez-Smith, 2007, p. 41

[7] Young, 1906, vol. VI, “Code des Terres,” p. 45, art. 1 ; Khāliṣ, 1316/1899-1900, art. 1..

[8] Mattei, 2000, p. 37.

[9] Mundy & Saumarez-Smith, 2007, p. 15, également Yildirim, 2005, p. 353.

[10] Maǧallat (-al), p. 18, art. 96 : « il n’est permis à personne d’user (yaṭasarruf) de la propriété d’autrui (mulk al-ġayr) sans permission (iḏin) »

[11] Young, 1906, vol. VI, Ministère du Cadastre, art 1

[12] Mundy & Saumarez-Smith, 2007, p. 70.

[13] Johanssen, 1993, p. 30-31.

[14] Maǧallat (al-), 18, art. 36. Lire Ghazzal, 2007, p. 95.

[15] Young, vol. VI, Code Civil, art. 37 à 45 & Maǧallat (al-), p. 14-15.

[16] Sur la création de la justice civile ottomane lire : Rubin, 2011, p. 224.

[17] Guéno, 2015.

[18] Barthélémy, 1935.

[19] Lire Minkov, 2000, p. 69-71

[20] Young, 1906, vol. VI, Code des Terres, p. 48-49, art. 8.

[21] Young, 1906, vol. VI, Ministère du Cadastre, p. 91-92, art 2 et 94, art 3 et 4.

[22] Young, 1906, vol. VI, Ministère du Cadastre, p. 94, art. 5.

[23]Young, 1904, vol. I, Droit successoral, p. 316‑318, art. 1 : Dans la version ottomane originale (21 mai 1867), la loi s’intitule « élargissement du transfert » (« tevsi intikal »).

[24] Young, 1906, vol. VI, Ministère du Cadastre, art. 25 & 98.

[25] Young, 1906, vol. VI, Ministère du Cadastre, art. 15, 96.

[26] Young, 1906, vol. VI, Code des Terres, p. 73-74, art. 103. Lire également : Mundy, 2000, p. 64

[27] Minkov, 2000, p. 73‑74

[28] Bouquet, 2006, p. 28

[29] Guéno, 2013, p. 154‑155.

[30] Georgeon, 2003, p.

[31] Gelvin, 2005, p. 81.

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